« Bauernlied », dans Werkleute singen : Lieder der NS-Gemeinschaft „Kraft durch Freude“, édité par Heinz Ameln, Kassel, Bärenreiter, 1936, p. 31.
1943, prison de Lübeck
Cet air est le seul de tout le recueil rassemblé par Yvonne Oddon à reprendre non pas une chanson française, mais une mélodie folklorique allemande. Il s’agit de la chanson de tradition orale Im Märzen der Bauer (En mars, le fermier), dont la circulation est documentée dans l’espace germanophone à partir de la fin du XIXe siècle, et dont la version qui circule encore aujourd’hui (surtout auprès des enfants) a été publiée en 1923 dans un recueil de Walther Hensel intitulé „Das Aufrecht Fähnlein“ : Liederbuch für Studenten und Volk (« Le bataillon debout » : Chansons pour les étudiants et le peuple). Cette même version de la chanson a également été reprise dans de nombreux recueils de chants parus pendant le Troisième Reich, associés notamment à l’armée de l’air allemande ou à des associations nazies comme le Bund Deutscher Mädel (« Ligue des jeunes filles allemandes », équivalent féminin des Jeunesses hitlériennes) ou Kraft durch Freude (« La force par la joie », organisation qui a remplacé les syndicats après leur abolition par le parti nazi). La partition que nous avons choisi d’intégrer à la présente exposition virtuelle provient d’un recueil de Kraft durch Freude intitulé Werkleute singen (Chants ouvriers). La thématique de la primauté de la terre, essentielle dans l’idéologie nazie, est ici mise en valeur par le choix d’une version polyphonique à trois voix, cohérente avec l’importance que prenait la pratique du chant choral dans de nombreuses associations nazies.
Cette dimension se reflète également dans le seul enregistrement d’époque de Im Märzen der Bauer qu’il a été possible de retrouver. Il s’agit d’une exécution par l'un des chœurs des Jeunesses hitlériennes qui a été diffusée à la radio de Breslau en juillet 1940, et dont l’enregistrement est conservé par le Deutscher Rundfunkarchiv (Archives de la radio allemande). Cet enregistrement ne pouvant pas être mis en ligne librement, il est ici protégé par un mot de passe.
Créée dans la prison de Lübeck, la version détournée de cette chanson vise explicitement une surveillante, ce qui porte à penser que la mélodie source était connue d’Yvonne Oddon et ses compagnes par l’intermédiaire du personnel de la prison (ou d’une codétenue allemande). Particulièrement sombre, le nouveau texte évoque une surveillante sadique surnommée « la fouine », qui « guettait au trou de la porte les prisonnières qui ne travaillaient pas pour le Grand Reich, et qui s’appropriait les “cho-choses” confectionnées au prix de tant de difficultés », comme l’écrit Oddon dans le paragraphe introductif de la chanson. Dans un contraste particulièrement violent avec le caractère enfantin de la mélodie source, la chute de la chanson promet à « la fouine » un sort peu enviable lorsque la guerre sera enfin terminée : « Laissons la sauvage / Pendue au balcon / Du troisième étage / De notre prison ». Ce contraste crée un effet ironique d’autant plus agressif que le texte d’origine, qui décrit avec naïveté les activités printanières d’une famille de fermiers, est tout aussi inoffensif que la mélodie qui lui est associée; le fait que la chanson-source soit issue de l’espace culturel germanophone n’est peut-être pas étranger au choix d’une telle violence pour les nouvelles paroles inventées par les prisonnières.
[Sources : références 25, 82, 101, 102 dans la bibliographie]
Im Märzen der Bauer
(tradition orale allemande)
[1]
Im Märzen der Bauer
die Rößlein einspannt;
er setzt seine Felder
und Wiesen in Stand,
er pflüget den Boden,
er egget und sät
und rührt seine Hände
frühmorgens und spät.
[2]
Die Bäurin, die Mägde,
sie dürfen nicht ruhn,
sie haben im Haus und
im Garten zu tun:
sie graben und rechen
und singen ein Lied,
sie freun sich, wenn alles
schön grünet und blüht.
[3]
So geht unter Arbeit
das Frühjahr vorbei,
da erntet der Bauer
das duftende Heu;
er mäht das Getreide,
dann drischt er es aus:
im Winter da gibt es
manch fröhlichen Schmaus.
Traduction
[1]
En mars, le fermier
harnache son petit cheval,
Il met ses champs
et ses prés en état.
Il laboure la terre,
il herse et il sème
Et agite ses mains
du matin au soir.
[2]
La fermière, les servantes
ne se reposent pas,
Elles s’occupent de la maison et
du jardin.
Elles piochent et râtèlent
et chantent une chanson,
Elles se réjouissent quand tout
verdit et fleurit joliment.
[3]
Lorsqu’avec le travail,
le printemps s’achève,
Le fermier récolte
le foin odorant.
Il moissonne le grain,
et puis il le bat,
En hiver, il y a
de joyeux festins.
La fouine
(ms p. 11)
1
La Fouine se lève
De mauvaise humeur
Elle a vu en rêve
Crever son Führer
Et sa grande armée
D’un pas conquérant
Par la Tripotée
Rentrer au Néant.
2
Adieu les victoires
Les chants et les fleurs
Toute fausse gloire
Finit dans les pleurs!
Alors notre Fouine
Au geste assassin
S’empresse et rumine
De sombres desseins.
3
Pauvres prisonnières
C’est sur votre dos
Que cette sorcière
Vengera « Dodo »
Planquez vos cho-choses
Prenez garde au trou :
Féroce ou morose
Son œil est partout!
4
Lorsqu’au « téléphone »
Vous dites un mot
La triste personne
Vous colle au cachot;
Vous savez sans doute
Que pour un « soupir »
C’est 3 jours sans soupe…
C’est là son plaisir.
5
Le Reich en débine
Voit ses derniers jours
Au diable la Fouine
Voici le retour!
Laissons la sauvage
Pendue au balcon
Du troisième étage
De notre prison!