Chevaliers de la table ronde : Vieille chanson bachique, recueillie et harmonisée par Fernand Warms, partition pour chant et piano, Lyon, Max Orgeret, 1938.
Chevaliers de la table ronde, Stello (chant), chœurs et orchestre Jean Lenoir, 1 disque 78 tours, Polydor, 521.930, v. 1931.
Décembre 1942, prison de Lübeck
Cet air reprend la mélodie de la fameuse chanson à boire Chevaliers de la Table ronde, dont les premières versions remontent au XVIIe siècle et dont la forme encore connue aujourd’hui s’est stabilisée dans le Quartier latin de Paris au tournant du XXe siècle.
Inspirée par la légende arthurienne, créée par des auteurs anonymes et transformée au fil des siècles, la chanson est conçue pour être entonnée par une assemblée de convives : la forme strophique très simple s’accompagne en effet de nombreuses répétitions de texte, et l’alternance soliste-chœur convient bien au chant collectif. Ce dernier aspect est particulièrement mis en valeur dans la version enregistrée en 1931 par le chanteur unijambiste Stello, mutilé de la Grande Guerre; vedette du légendaire cabaret montmartrois Au Lapin Agile, ce dernier avait en effet l’habitude de s’y produire accompagné d’un chœur, comme c’est également le cas dans la version du Joueur de luth qui illustre la toute première chanson de la présente exposition virtuelle. Le recoupement de références musicales d’une chanson à l’autre, dans ce cas-ci les chansons de Stello, permet d’envisager quel pouvait être l’univers sonore du groupe entourant Oddon.
Publiée à de nombreuses reprises au fil des ans, la partition de Chevaliers de la Table ronde a circulé aussi bien dans des recueils de chansons de tradition orale que sous la forme de musique en feuilles. La version choisie ici est parue juste avant la guerre, en 1938; à la différence de la plupart des autres versions (et de l’interprétation de Stello), on peut y lire le mot « garce » au lieu de « femme » dans le deuxième couplet. Cette légère modification témoigne peut-être de la sociabilité spécifiquement masculine qui a vu naître cette chanson – laquelle était, jusqu’au début du XXe siècle, associée aux soirées « entre garçons », notamment celles des étudiants en médecine.
La chanson a cependant aussi circulé dans des cercles plus féminins, comme en témoigne sa reprise dans le recueil Plein-air réuni en 1941 par la résistante Yvonne Baratte, en collaboration avec certains des enfants qu’elle initiait dans ses temps libres au chant choral et aux activités en nature. Arrêtée à Paris en juillet 1944 et déportée le mois suivant à Ravensbrück (où elle est décédée en mars 1945), Baratte continuait pendant sa détention au camp à chanter les chansons de son recueil et à les enseigner à ses codétenues; il est tout à fait possible que Chevaliers de la Table ronde ait fait partie de ces chansons grâce auxquelles elle allégeait le quotidien de ses compagnes d’infortune.
Si Baratte et Oddon ne peuvent s’être croisées ni en prison, ni à Ravensbrück (leurs dates de déportation et de transfert d’un lieu de détention à l’autre ne coïncidant pas), le fait qu’elles aient toutes les deux inclus Chevaliers de la Table ronde dans leurs recueils respectifs témoigne de la très vaste circulation de cette « vieille chanson bachique » à l’époque de la Seconde Guerre mondiale. Dans la version détournée notée par Oddon sous le titre Le ballet de Lübeck, la mélodie connue sert de support à un air d’espoir de quatre strophes seulement (contre six dans la partition originale reproduite ici, et jusqu’à huit ou neuf dans d’autres versions de Chevaliers de la Table ronde). Le nouveau texte exalte non seulement le régime prétendument peu sévère de la prison de Lübeck, mais surtout le « grand départ » qu’attendent les prisonnières, tout en faisant « vibre[r] dans [leurs] poitrines » « le chant » de cette « liberté » qu’elles souhaitent ardemment retrouver.
[Sources : références 12, 37, 61, 67 dans la bibliographie]
Les chevaliers de la table ronde
(tradition orale)
Chevaliers de la table ronde
Go[û]tons voir si le vin est bon;
Chevaliers de la table ronde
Go[û]tons voir si le vin est bon;
Go[û]tons voir oui, oui, oui,
Go[û]tons voir non, non, non
Go[û]tons voir si le vin est bon!
Go[û]tons voir oui, oui, oui,
Go[û]tons voir non, non, non
Go[û]tons voir si le vin est bon!
J’en boirai cinq à six bouteilles
Une garce sur mes genoux;
J’en boirai cinq à six bouteilles
Une garce sur mes genoux;
Une garce, oui, oui, oui
Une garce, non, non, non
Une garce sur mes genoux
Une garce, oui, oui, oui
Une garce, non, non, non
Une garce sur mes genoux
Si je meurs je veux qu’on m’enterre
Dans la cave où y’a du bon vin;
Si je meurs je veux qu’on m’enterre
Dans la cave où y’a du bon vin;
Dans la cave, oui, oui, oui
Dans la cave, non, non, non
Dans la cave où y’a du bon vin
Dans la cave, oui, oui, oui
Dans la cave, non, non, non
Dans la cave où y’a du bon vin
Les deux pieds contre la muraille
Et la tête sous le robin;
Les deux pieds contre la muraille
Et la tête sous le robin;
Et la tête, oui, oui, oui
Et la tête, non, non, non
Et la tête sous le robin
Et la tête, oui, oui, oui
Et la tête, non, non, non
Et la tête sous le robin
Sur ma tomb’ je veux qu’on inscrive
Ici g[î]t le roi des buveurs!
Sur ma tomb’ je veux qu’on inscrive
Ici g[î]t le roi des buveurs!
Ici g[î]t, oui, oui, oui
Ici g[î]t, non, non, non
Ici g[î]t le roi des buveurs!
Ici g[î]t, oui, oui, oui
Ici g[î]t, non, non, non
Ici g[î]t le roi des buveurs!
La morale de cette histoire
C’est de boire avant de mourir;
La morale de cette histoire
C’est de boire avant de mourir;
C’est de boire, oui, oui, oui
C’est de boire, non, non, non
C’est de boire avant de mourir.
C’est de boire, oui, oui, oui
C’est de boire, non, non, non
C’est de boire avant de mourir.
Le ballet de Lübeck
(ms p. 10)
1
Mes amies, chères prisonnières,
Vous voici, nous vous attendions,
Des premières jusqu’aux dernières
À Lübeck, nous nous retrouvons
À Lübeck, oui oui oui
À Lübeck, non non non
À Lübeck nous nous retrouvons!
À Lübeck, oui oui oui
À Lübeck, non non non
À Lübeck nous nous retrouvons!
2
Le régime n’est pas sévère :
Pas d’cachot, d’arrêts, de pétard;
On attend patientes et fières
Le jour proche du grand départ,
Le jour proche, oui oui oui…
etc.
3
En bonnets et en collerettes
Dans les cours nous déambulons
C’est un vrai ballet de nonnettes
Dans l’décor de notre prison
Dans l’décor, oui oui oui… etc.
4
La musique joue en sourdine
Nul ne peut venir l’écouter :
Elle vibre dans nos poitrines
C’est le chant de la liberté!
C’est le chant, oui oui oui… etc.