Jean Baptiste Clément (paroles), Antoine Renard (musique), Le temps des cerises, pastorale, partition pour chant et piano, Paris, Émile Benoît, E.B. 3940, 1889.
Jean Baptiste Clément (paroles), Antoine Renard (musique), Le temps des cerises, Tino Rossi (chant), orchestre Marcel Cariven, 1 disque 78 tours, Columbia, DF 2455, 1939.
1943, prison de Lübeck
La chanson à la source de cette reprise, Le temps des cerises, est probablement le cas le plus emblématique d’ancrage du corpus dans une tradition de résistance musicale. Écrite en 1866 par le journaliste, syndicaliste et chansonnier montmartrois Jean Baptiste Clément et mise en musique en 1868 par le ténor d’opéra et compositeur Antoine Renard, la chanson est ensuite reprise au printemps 1871 par les insurgés de la Commune de Paris, dont Clément faisait partie. Dédiée a posteriori « à la vaillante citoyenne Louise, l’ambulancière de la rue Fontaine-au-Roi, le dimanche 28 mai 1871 », Le temps des cerises est depuis associée aux mouvements populaires de résistance à la tyrannie du pouvoir – dans lesquels les femmes tiennent une place déterminante, comme le souligne la dédicace de Clément.
Au départ, Le temps des cerises est une romance à l’ambiance pastorale qui évoque de manière nostalgique le chagrin d’un amour perdu. Ce n’est que plus tard que Clément a tissé des liens entre les paroles de la chanson et les événements de la « semaine sanglante ». Ce réseau d’associations politiques s’est encore complexifié sous le Front populaire avec la sortie du film de propagande communiste Le temps des cerises, réalisé par le membre du Parti communiste français Jean-Paul Le Chanois (pseudonyme de Jean-Paul Dreyfus) et diffusé en 1937 par Les Films Populaires. La chanson Le temps des cerises sert en effet de leitmotiv à la trame sonore (signée par Joseph Kosma) de ce film qui prône l’instauration d’un système de retraite universel, une revendication centrale du Front populaire. Notons également que, pendant la guerre, Le Chanois a entrepris de réaliser Au cœur de l’orage (1948), le seul documentaire sur la Résistance comprenant des scènes tournées sous l’Occupation, que le réalisateur a captées dans le maquis du Vercors en 1943. Incidemment, la mélodie du Temps des cerises a servi de base à une chanson d’espoir inventée vers la même période dans un autre maquis à l’autre bout du pays, Le chant du bataillon de Gâtine ouest.
Immensément célèbre, la chanson Le temps des cerises a par ailleurs été reprise par un grand nombre d’interprètes, dont Jean Lumière, Charles Trenet, Nana Mouskouri, Yves Montand, Renaud et Marie-Denise Pelletier. L’enregistrement de Tino Rossi que nous proposons ici est paru en France en 1939.
Dans la version détournée notée par Yvonne Oddon, la narratrice adresse une supplique à « Monsieur l’Inspecteur » de la prison de Lübeck pour l’inciter à la placer dans la même cellule que sa sœur de lait dont elle a été séparée. Le texte ne comporte que deux strophes, alors que la chanson originale (de forme strophique) en compte quatre; il utilise cependant le même mélisme qui revient dans chacune des strophes de la chanson source (« à votre justi-i-ce », « tout à fait novi-i-ce »). Les rimes mêlées en « -ice » et « -eur » notées par Oddon adoptent la disposition ABAABAB de manière uniforme pour les deux strophes, démontrant la même rigueur formelle que la chanson originale qui se décline uniformément selon la disposition ABCCBAB en modifiant toutefois les sonorités des rimes d’une strophe à l’autre. Sur le plan du contenu, notons que dans le dernier vers de la première strophe, « Monsieur l’Inspecteur » remplace le « merle moqueur ». Il est cependant permis de se demander qui se moque réellement de l’autre dans cette version pleine d’ironie où la narratrice fait l’éloge du « bon cœur » de l’inspecteur tout en prétendant être « novice » « dans l’art de mentir », ce qui serait évidemment très problématique pour une résistante.
Mêlant humour et histoire avec une adresse formelle remarquable, ce cas se révèle représentatif des divers registres que maîtrisaient Yvonne Oddon et ses codétenues.
[Sources : références 4, 6, 16, 30, 103, 114 dans la bibliographie]
Le temps des cerises
(1866-1868)
Quand nous chanterons le temps des cerises,
Et gai rossignol, et merle moqueur
Seront tous en fête!
Les belles auront la folie en tête,
Et les amoureux, du soleil au cœur!
Quand nous chanterons le temps des cerises,
Sifflera bien mieux le merle moqueur !
Mais il est bien court, le temps des cerises
Où l’on s’en va deux, cueillir en rêvant
Des pendants d’oreilles...
Cerises d’amour, aux robes pareilles,
Tombant sous la feuille en gouttes de sang...
Mais il est bien court, le temps des cerises,
Pendants de corail qu’on cueille en rêvant!
Quand vous en serez au temps des cerises,
Si vous avez peur des chagrins d’amour,
Évitez les belles!
Moi, qui ne crains pas les peines cruelles,
Je ne vivrai point sans souffrir un jour...
Quand vous en serez au temps des cerises,
Vous aurez aussi des peines d’amour!
J’aimerai toujours le temps des cerises,
C’est de ce temps-là que je garde au cœur
Une plaie ouverte!
Et dame Fortune en m’étant offerte
Ne pourra jamais fermer ma douleur...
J’aimerai toujours le temps des cerises
Et le souvenir que je garde au cœur!
La chanson de la sœur de lait
(ms p. 10)
Monsieur l’Inspecteur, soyez-nous propice
Je viens faire appel à votre bon cœur
À votre justi – i – ce!
Pourquoi sans pitié, dans cet édifice,
M’a-t-on séparée de ma pauvre sœur?
Je viens demander qu’on nous réunisse :
C’est ma sœur de lait, Monsieur l’Inspecteur!
Monsieur l’Inspecteur, je suis sans malice
Dans l’art de mentir étant par malheur
Tout à fait novi – i – ce!!
Aussi croyez-nous, le ciel vous bénisse
Si vous exaucez le vœu de nos cœurs :
Car nous avons eu la même nourrice
C’est ma sœur de l’ait, Monsieur l’Inspecteur!