Frédéric Bérat (paroles et musique), Ma Normandie, romance, partition pour chant et piano, Paris, Choudens, A.C. 7089, v. 1890.
Frédéric Bérat (paroles et musique), Ma Normandie, Louis Lynel (chant), André Cadou (chef d’orchestre), 1 disque 78 tours, Odéon, 166.157, v. 1933.
1942, prison d’Anrath
Cette chanson reprend la mélodie de la célèbre romance Ma Normandie, composée en 1836 par Frédéric Bérat et devenue dès la fin du XIXe siècle partie intégrante de la tradition orale française. Originaire de Rouen, Bérat aurait écrit les paroles et la musique de Ma Normandie lors d’un voyage en bateau sur la Seine entre Le Havre et sa ville natale, en se laissant inspirer par la beauté de sa région. Un recueil de Chansons nationales et populaires de France paru en 1866 indique que trente ans à peine après la première publication de la chanson sous forme de musique en feuilles, on en avait « tiré plus d’un million d’exemplaires, et [on la] réimprim[ait] encore tous les jours »; si ce chiffre est sans doute exagéré, il n’en témoigne pas moins de l’immense popularité de la chanson qui, au cours du XIXe siècle, a quitté les salons parisiens pour se disséminer dans l’ensemble des régions françaises. Au moment de sa reprise par Yvonne Oddon et ses codétenues, Ma Normandie était devenue si connue que tout le monde (ou presque) en France pouvait la chanter par cœur, sans nécessairement connaître son origine.
Cette mélodie aux accents à la fois patriotiques et nostalgiques sert ici de support à une « chanson sentimentale » écrite à la prison allemande d’Anrath en 1942 « pour saluer les premiers raids alliés », comme l’écrit Oddon dans son recueil. En cinq strophes (alors que la chanson originale n’en comportait que trois), le texte détourné évoque la dure réalité de la détention, mais surtout l’espoir de libération des prisonnières qui entrevoient enfin « les ailes de nos combattants ». Cet espoir est évoqué par le biais d’une référence intertextuelle à la fameuse « sœur Anne » du conte La Barbe bleue de Charles Perrault (suggérant ainsi la monstruosité de leurs geôliers) : la narratrice de la première strophe, qui semble être une prisonnière nouvellement condamnée, s’adresse à ses « sœurs » d’incarcération plus expérimentées et leur demande ce qu’elles voient venir. Le reste de la chanson se présente comme un dialogue entre cette nouvelle prisonnière et ses « sœurs » de cellule, qui, parlant au « nous » de la sororité, racontent leurs souffrances jusqu’à ce que la première narratrice les rappelle à l’ordre en leur demandant s’il est « au loin quelque lumière »; le groupe répond alors en évoquant ses espoirs de justice et de délivrance, portés par les combats des Alliés. La chanson reflète ainsi l’oscillation émotionnelle que pouvaient ressentir les prisonnières, passant rapidement du désespoir à l’espoir au gré du quotidien harassant de l’incarcération et des nouvelles de la guerre.
[Sources : références 45, 61, 94, 105 dans la bibliographie]
Ma Normandie
(1836)
Quand tout renaît à l’espérance
Et que l’hiver fuit loin de nous,
Sous le beau ciel de notre France
Quand le soleil revient plus doux,
Quand la nature est reverdie,
Quand l’hirondelle est de retour,
J’aime à revoir ma Normandie,
C’est le pays qui m’a donné le jour.
J’ai vu les champs de l’Helvétie
Et ses châlets et ses glaciers,
J’ai vu le ciel de l’Italie
Et Venise et ses gondoliers;
En saluant chaque patrie,
Je me disais : aucun séjour
N’est plus beau que ma Normandie,
C’est le pays qui m’a donné le jour.
Il est un âge dans la vie
Où chaque rêve doit finir,
Un âge où l[’]âme recueillie
A besoin de se souvenir,
Lorsque ma muse refroidie,
Vers le passé fera retour,
J’irai revoir ma Normandie,
C’est le pays qui m’a donné le jour.
Les ailes de l’espérance
(ms p. 9)
1
Puisqu’à l’exil on me condamne
Et qu’avec vous je viens souffrir
Ah dites[-]moi, comme Sœur Anne,
Mes sœurs, que voyez-vous venir? –
D’abord la neige qui poudroie,
Puis le printemps, et puis l’été,
Nous voyons l’herbe qui verdoie,
Mais ce n’est pas encor la liberté!
2
Nous ne voyons que nos cellules
Que nos murs blancs, que nos barreaux
Et que les faces ridicules
Ou méchantes de nos bourreaux;
Jour après jour notre régime
Devient plus maigre et plus mesquin,
Tout est petit, tout est minime,
Le jour approche où nous n’aurons plus rien!
3
Nous ne voyons dans nos assiettes
Que du brouet pour le bétail
Et soir et matin, quelques miettes
De pain gris, pour notre travail, –
Ah, malheureuses prisonnières
Seules avec vos souvenirs
Est-il au loin quelque lumière
Dites, mes sœurs, que voyez-vous venir?
4
Nous voyons enfin dans les nues
Les ailes de nos combattants :
Russes, anglaises, inconnues,
Peu importe à qui les attend,
Dans le fracas de la bataille
Battent nos cœurs à l’unisson
Car pour nous, bombes et mitraille
Parlent d’espoir et de consolation.
5
Nous ne voulons que la justice
Pour accomplir notre destin,
Nous savons que nos sacrifices
Grâce à vous ne seront pas vains,
Oh chevaliers de l’espérance
Venez par milliers chaque jour,
Apportez-nous la délivrance
Annoncez-nous le bonheur du retour!