« Les deux compagnons », partition pour deux voix, dans La clé des chants, 100 chansons recueillies et harmonisées par Marie-Rose Clouzot et Pierre Jamet avec le concours d’Albert Jaillet, Paris, Éditions Salabert, 1942, p. 60-61.
Les deux compagnons, Chorale des Auberges de jeunesse, [1938], 1 disque 78 tours, La voix des nôtres, DR574, 1946. Enregistrement conservé à la Bibliothèque nationale de France.
Début 1942, prison d’Anrath
Le chant Joyeux transport noté par Oddon s’inspire de la chanson Les deux compagnons (identifiée dans le tapuscrit sous le titre erroné Les gais camarades). Le texte original raconte le voyage de deux compagnons qui s’arrêtent en chemin et demandent l’hospitalité à une dame, avant de tomber tous deux amoureux de la fille de cette dernière. Comprenant qu’un amour partagé serait impossible et nuirait à leur amitié, les deux compagnons décident de laisser la jeune femme derrière eux et de poursuivre leur route en chantant.
La partition et l’enregistrement d’époque des Deux compagnons que nous reproduisons ici témoignent de la circulation de cette chanson dans les cercles socialistes du Front populaire, coalition politique des années 1930 ayant rassemblé les membres de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO), du Parti radical et du Parti communiste. L’adaptation de la partition et la direction de l’enregistrement de la version choisie pour notre exposition virtuelle ont été réalisées par Pierre Jamet, chanteur, photographe et membre important du Centre laïque des auberges de la jeunesse (CLAJ) affilié au mouvement des auberges de la jeunesse situées dans le sillage du ministère des loisirs créé par Léon Blum. Le recueil contenant la partition, La clé des chants – présenté comme l’équivalent d’un chansonnier scout, mais destiné aux personnes appartenant au mouvement des auberges de jeunesse –, a été vendu à 31 000 exemplaires. La chanson interprétée par la Chorale des auberges de jeunesse a été enregistrée par La voix des nôtres (LVDN), étiquette qui avait pour principale fonction de diffuser des disques de propagande socialiste pour la SFIO. Sur la face A du disque figure Au-devant de la vie (version française d’une chanson soviétique de Dmitri Chostakovitch), un symbole fort du Front populaire.
Soulignons du reste qu’à partir de 1943, Pierre Jamet a été l’une des voix du groupe Les quatre barbus dont certains des grands succès (La pince à linge, Le parti d’en rire) sont des reprises des chansons sur timbre d’après-guerre de Francis Blanche et Pierre Dac – lequel était déjà connu pour ses chansons de résistance diffusées dans le cadre de l’émission Les Français parlent aux Français de Radio Londres (La complainte des nazis parodiant La romance de Paris de Charles Trenet, radiodiffusée fin 1943, en est un exemple).
De la chanson d’origine Les deux compagnons, Yvonne Oddon et ses codétenues ont repris les thèmes du voyage, de l’hospitalité (détournée ironiquement) et de l’amitié. Joyeux transport raconte en effet la déportation d’un convoi de prisonnières parti de Paris pour Anrath et devant s’arrêter en chemin dans de nombreux « hôtels de Rhénanie [au] merveilleux confort ». La chanson modifiée décrit la fierté des Françaises, qui demeurent dignes et unies malgré « le travail et la terreur » (ce qui « surpr[end] leurs compagnes [allemandes] de prisons et de malheurs »). Se terminant sur les vers « Leur esprit de résistance / Ne sera jamais dompté, dompté! », la chanson affirme la poursuite du combat malgré l’arrestation. Le recours à une mélodie associée au mouvement des auberges de jeunesse prend ici tout son sens : elle souligne l’importance de la camaraderie, de la fierté commune et de l’unité au sein du groupe. Cette unité des résistantes fondée dans « un même amour de la France » vient d’ailleurs effacer les dissensions entre différentes allégeances puisque la chanson représente tant les gaullistes (symbolisées par la « Croix de Lorraine ») que les communistes (symbolisées par « la faucille et le marteau ») – une alliance essentielle en temps de crise comme ce fut le cas entre les groupes de résistance en France à partir de 1942, rappelant d’une certaine manière celle de l’époque du Front populaire que véhicule la chanson d’origine. Sachant que les chansons sur timbre notées par Oddon étaient des créations collectives, il n’est pas exclu qu’une codétenue socialiste ou communiste ait été l’instigatrice du détournement des Deux compagnons. Cette mélodie a par ailleurs été reprise dans d’autres cercles résistants : en témoigne notamment une chanson de maquis inventée à l’été 1944 par Robert Hauret, et où l’on retrouve également le symbole de la croix de Lorraine.
[Sources : références 30, 68, 81, 84, 89, 99, 115, 116 dans la bibliographie]
Les deux compagnons
(chant des auberges de jeunesse non daté)
Par les monts et par les plaines
S’en allaient deux compagnons, compagnons
Ils chantaient à perdre haleine
Trouvant qu’la vie a du bon, du bon.
2.
L’un jouait de la guitare
Et l’autre ne jouait rien, jouait rien.
Dans ce métier il est rare
De manger quand on (a faim)
3.
Circulant ainsi sur terre,
Les deux joyeux compagnons, compagnons.
Un soir d’été arrivèrent
Près d’une vieille (maison)
4.
Eh! bonsoir, dame l’hôtesse!
Dirent les deux compagnons, compagnons.
Notre ventre crie détresse :
Depuis trois jours nous (marchons)
5.
Dame hôtesse, très aimable,
Invita les compagnons, compagnons.
- Asseyez-vous à ma table :
Vous paierez d’une (chanson)!
6.
L’hôtesse avait une fille,
Une fille aux cheveux blonds, cheveux blonds.
Ah! qu’elle était donc gentille!
Que ses yeux étaient (fripons)!
7.
Pour la belle créature
Le cœur des deux compagnons, compagnons.
S’enflamma. Quelle aventure!
Ils en perdir’nt la (raison).
8.
Durant tant de longs voyages,
Dit le premier compagnon, compagnon.
Je n’ai vu plus doux visage
Que le vôtre, ô ma (passion)!
9.
Puisque toujours l’on partage
Entre nous – dit le second – le second
Ami, il n’est pas d’usage
Que tu prenn’s ce cœur (mignon)!
10.
Délaissant la fille blonde,
Les deux joyeux compagnons, compagnons.
Repartirent par le monde
En chantant une (chanson)!
Joyeux transport
(ms p. 7)
1
Escortées de militaires
En costume vert de gris, vert de gris,
Un convoi de prisonnières
L’autre jour quitta Paris, Paris
2
Toutes étaient les victimes
De l’infâme Gestapo, Gestapo,
Pour la gloire légitime
De venger notre drapeau, drapeau
3
Glissons sur les avanies
Des prisons et des transports, des transports
Ces hôtels de Rhénanie
Ont un merveilleux confort, confort
4
Trois couchaient sur un’ paillasse
Et 2 dans le même lit, même lit,
Comme il n’y avait plus de place
Et que tout était rempli, rempli
5
Partout même accueil de prince
Partout même réconfort, réconfort :
Karlsruhe, Fran[c]fort et [C]oblence
Puis Mayence et D[ü]sseldorf, seldorf
6.
C’est en wagon cellulaire
Qu’on suivit les bords du Rhin, bords du Rhin
Mais les âmes étaient fières
Les yeux secs, les fronts sereins
7
Cela surprit leurs compagnes
De prisons et de malheurs, malheurs
Ces filles de l’Allemagne
Qui n’aimaient plus leur Führer, Führer
8
Le but de ce long voyage
Fut Anrath, bagne odieux, odieux :
Hygiène du Moyen [Â]ge
Vêtements de nos aïeux, aïeux
9
Sous la férule sadique
D’un ignoble Directeur, Directeur,
La pitance famélique
Le travail et la terreur, terreur
10
Oui, mais oubliant leur peine
Se redressent aussitôt, aussitôt
Avec la Croix de Lorraine
La faucille et le marteau, marteau
11
Un même amour de la France
A créé cette unité, unité,
Leur esprit de résistance
Ne sera jamais dompté, dompté!