Dans les ténèbres des prisons nazies, des femmes résistantes ont eu la brillante audace de chanter la réalité de leur incarcération. Utilisant les mélodies de chansons connues à l’époque, elles en ont modifié les paroles, avec un humour décapant, pour les faire correspondre à leurs conditions misérables et se donner collectivement le courage de poursuivre la lutte. C’est ce que montre cette exposition virtuelle à partir d’un recueil de chansons dactylographié après la guerre par la résistante française Yvonne Oddon (1902-1982), à son retour de plus de quatre années d’internement et de déportation dans plusieurs prisons et camps de concentration nazis.
En plus de retracer les sources musicales originales de ces chansons, l’exposition permet de les faire (re)vivre à travers l’interprétation qu’en proposent Catherine Harrison-Boisvert (voix) et Monica Han (piano). Elle ouvre ainsi une fenêtre fascinante sur la pratique du chant « sur l’air de » en tant que stratégie de résistance en contexte de détention – alors que la mémoire musicale constitue l’un des rares fils qui rattachent les détenues à la vie se déroulant à l’extérieur de la prison.
La carte ci-contre retrace le trajet de la déportation d’Yvonne Oddon. Les noms des prisons en noir indiquent les endroits où ont été inventées les chansons qu’elle a répertoriées à son retour en France; les noms des prisons et camps nazis en gris indiquent les lieux de déportation qui ne sont associés à aucune des chansons documentées ici.
Cherche-Midi (1941)
Construite entre 1847 et 1851 au cœur du 6e arrondissement de Paris, la prison militaire du Cherche-Midi a été le premier établissement de détention parisien à combiner cellules individuelles et ateliers de travail collectifs, sur le modèle de ce qui se faisait alors aux États-Unis. Elle a enfermé de nombreux détenus célèbres, dont Alfred Dreyfus qui y a été incarcéré après son arrestation et au moment de son procès en 1894-1895. Réquisitionnée par la Gestapo en juin 1940, la prison du Cherche-Midi a été la seule prison parisienne à demeurer entièrement sous contrôle allemand pendant toute l’Occupation. Elle a surtout servi de lieu de transit pour les prisonniers et prisonnières politiques, notamment les membres du réseau de résistance du Musée de l’Homme dont faisait partie Yvonne Oddon. Pour rompre l’isolement physique dans lequel étaient tenus les « politiques », une culture de solidarité sonore s’y est rapidement établie, les détenu·e·s se parlant et chantant par les interstices des portes de leurs cellules, ce dont témoigne le grand nombre de chansons qu’y a notées Oddon. La prison du Cherche-Midi a été démolie au début des années 1960; la Fondation Maison des sciences de l’homme a été construite sur cet emplacement, et s’y trouve encore aujourd’hui.
La Santé (1941-1942)
C’est dans le 14e arrondissement de Paris, sur la rue de la Santé, qu’a été édifiée entre 1863 et 1868 la prison pour hommes du même nom. Au départ un modèle de modernité et d’hygiène, la prison a vu ses conditions de détention se détériorer avec le temps. La surpopulation est devenue particulièrement aiguë sous l’Occupation, alors que la Santé, en partie contrôlée par les autorités nazies jusqu’à la fin de l’année 1942, rassemblait un grand nombre de prisonniers et prisonnières politiques (incluant, pour la première fois, des femmes). Plusieurs membres du réseau du Musée de l’Homme sont passés par cette prison en 1941-1942, avant et après le procès collectif qui s’est tenu à la prison de Fresnes au début de l’année 1942; si les femmes ont ensuite été déportées, plusieurs hommes (dont Anatole Lewitsky, le fiancé d’Oddon) ont été transférés à partir de là vers la forteresse du Mont-Valérien, où ils ont été fusillés. À la Santé, il était très difficile de communiquer par le son avec les cellules voisines, ce qui explique sans doute l’unique chanson notée par Oddon liée à ce lieu. La prison de la Santé existe toujours : c’est le seul édifice pénitentiaire qui fonctionne encore à l’intérieur de Paris.
Anrath (1942)
Construite au début du XXe siècle, la prison mixte d’Anrath, près de Düsseldorf, a été mise au service du régime nazi dès l’arrivée au pouvoir d’Hitler en 1933. Après le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, un grand nombre de ses prisonnières étaient des résistantes condamnées par des tribunaux militaires allemands en France, en Belgique et aux Pays-Bas, et déportées en Allemagne pour y subir leur peine. Leurs conditions de détention étaient extrêmement dures : entassées dans une prison surpeuplée et affamées par des rations si réduites qu’il n’était pas rare qu’elles meurent littéralement de faim, les détenues étaient par ailleurs soumises à l’arbitraire d’un directeur sadique, Bodo Combrinck, qui pratiquait la torture physique et psychologique. Arrivée à Anrath en mars 1942 après quelques semaines de détention à la prison de Karlsruhe, Yvonne Oddon y a été affectée à des travaux manuels en cellule (couture, broderie, vannerie), ce qui lui a permis d’échapper aux kommandos de travail en usine dans la ville voisine de Krefeld, où les conditions étaient atroces. Libérée par l’armée américaine en mars 1945, la prison d’Anrath a laissé place en 1985 à deux établissements pénitentiaires distincts, l’un pour hommes (Willich I), l’autre pour femmes (Willich II).
Lübeck (1942-1943)
Également appelée Lauerhof (du nom du terrain sur lequel elle se trouve, à trois kilomètres à l’est de la ville), la prison de Lübeck a été inaugurée en avril 1909. Elle répondait à l’époque à un important besoin de modernisation des installations pénitentiaires de la région, et offrait à son ouverture 512 places pour hommes et 46 places pour femmes, dans deux bâtiments séparés. Après l’arrivée au pouvoir du parti nazi en 1933, la population carcérale a augmenté de façon exponentielle, rassemblant des prisonniers de guerre, des victimes d’oppression (juifs et juives, témoins de Jéhovah, homosexuels, etc.) et de nombreuses personnes emprisonnées pour des raisons politiques. Malgré cette surpopulation, les conditions de détention étaient moins dures à Lübeck qu’à Anrath, du moins sur le plan de la nourriture et de la discipline. Yvonne Oddon, qui a noté cinq chansons à la prison de Lübeck entre la fin de l’année 1942 et la fin de l’année 1943, a raconté dans une conférence de juin 1945 qu’elle y travaillait 10 à 12 heures par jour dans des « ateliers de couture à la machine, de tressage de joncs ou de feuilles de maïs, etc. ». La prison est encore en fonction aujourd’hui.
Cottbus (1944)
La prison mixte de Cottbus a été inaugurée en 1860. De janvier 1939 à avril 1945, elle est devenue une prison exclusivement féminine, détenant un grand nombre de prisonnières politiques. Des résistantes allemandes y ont été emprisonnées, ainsi qu’un grand nombre de prisonnières françaises et belges appartenant comme Yvonne Oddon à la catégorie « Nacht und Nebel » (« N.N. » ou « nuit et brouillard », expression qui désignait les déportées politiques maintenues au secret par les nazis). Dans une conférence de juin 1945, Oddon raconte que l’esprit de solidarité rendait les détenues « assez fortes pour braver [leurs] gardiennes nazies et organiser certaines manifestations nationales comme ce fameux 14 juillet 1944 à la prison de Cottbus ». Comme de nombreuses détenues N.N. de Cottbus, Oddon a refusé de travailler dans une usine de masques à gaz, ce qui a causé son transfert à Ravensbrück en novembre 1944. En partie détruite par un bombardement le 15 février 1945, la prison de Cottbus a été abandonnée par les autorités nazies en avril 1945, puis réouverte par la ville de Cottbus en juillet 1945. En 2012, elle a été transformée en mémorial par le Centre pour les droits humains de Cottbus.
Photo de couverture : Yvonne Oddon et Paule Barret-Reichlen dans la bibliothèque du Musée de l’Homme à Paris en décembre 1929. © Musée du quai Branly – Jacques Chirac, Dist. RMN-Grand Palais / Art Resource, NY.